LA RUMINATION MENTALE, UNE CONSÉQUENCE DANGEREUSE DE NOS PENSÉES TOXIQUES.
Les Français dorment mal dans leur grande majorité et le phénomène est malheureusement en progression.
D'après une enquête IFOP publiée en mai 2021 [1], au sortir de la crise sanitaire, il apparaissait que 66% des Français souffraient de troubles du sommeil. Et ce chiffre était encore plus préoccupant chez les femmes, puisque 77% d’entre elles avaient un sommeil troublé contre 63% des hommes.
Toujours dans cette étude, on constatait que les causes de ce mauvais sommeil étaient multiples: les unes constantes (genre, génération, classe sociale), les autres directement aggravées par la crise sanitaire (temps passé devant les écrans, literie inadaptée ou encore stress élevé).
Pourtant, à distance de la crise sanitaire, il semblerait que ces causes soient accessoires en comparaison d'un autre facteur prépondérant: la rumination. En effet, ressasser nos idées, faire tourner nos pensées en boucle encore et encore, jusqu'à ne plus ressentir que des choses négatives, voici le phénomène tellement toxique que l'on nomme rumination!
Une étude princeps.
Ce concept a été particulièrement mis en lumière par le psychiatre américain Aric Prather, spécialiste des troubles du sommeil à l'institut de neurosciences de Californie.
Dans une étude [2] menée auprès de 165 jeunes volontaires sains, il montre la relation qui existe entre le phénomène de rumination et les troubles du sommeil.
Un sommeil de bonne qualité est un gage de bonne santé: il permet une bonne régénération cellulaire, la réparation du système immunitaire, la régulation des hormones, le repos des cellules nerveuses, en nous protégeant ainsi de l'accumulation de stress et permettant la reconstitution d'un bon capital énergie.
Lorsque nous manquons de sommeil, tous ces équilibres sont rompus, et notre état mental puis physique se détériore.
Dans cette étude, le Dr Prather montre que le premier élément intervenant dans l'absence d'endormissement est justement représenté par la rumination. À la différence d'autres pensées négatives qui pourraient interférer avec le sommeil, elle se distingue par son caractère répétitif et par l'absence d'une quelconque possible résolution: notre attention reste totalement focalisée sur un événement, une conversation, un incident, et notre cerveau le repasse inlassablement. Il rejoue la scène mentalement encore et encore, espérant inconsciemment trouver une impossible solution à une situation déjà terminée.
Toute la différence réside ici: puisqu'elle est sans issue, la rumination bloque le sommeil en gardant l'esprit en éveil, et ce d'autant plus que l'on est seul, au calme et dans le noir. On entre dans un "cercle vicieux d'émotions négatives qui génèrent elles-mêmes des pensées négatives, et ainsi de suite…"
Au final, les ruminations vont favoriser l'apparition d'un stress chronique, d'une humeur progressivement dépressive et, par effet boule de neige, d'une aggravation croissante du trouble du sommeil.
Les exemples de rumination.
Ils sont multiples, mais s'expriment le plus généralement par les mêmes questions obsédantes:
- comment dois-je faire?
- vais-je y arriver?
- comment cela va-t-il se passer?
- puis-je m'en sortir?
- vais-je échouer ou réussir?
- comment puis-je faire? Et si je faisais ceci? Ou cela?
- comment puis-je arrêter de ressasser les mêmes questions?
Le plus souvent, ces questions appellent une réponse et ont pour seule vocation de permettre de trouver le comportement le plus adapté par rapport à une situation d'angoisse générée par une situation donnée. Il s'agit de trouver la meilleure façon de se rassurer. À ceci près que ces questions deviennent des obsessions, qui vont créer une véritable prison mentale dont les murs s'élèvent d'autant plus que l'on essaie de reprendre le contrôle.
Rumination ou réflexion ?
Dans son livre "Le temps de méditer" [3], le psychiatre Christophe André explique que "ruminer, c’est se focaliser, de manière répétée, circulaire, stérile, sur les causes, les significations et les conséquences de nos problèmes, de notre situation, de notre état. Quand on rumine, on croit réfléchir, mais on ne fait que s’embourber et s’abîmer.
La rumination amplifie nos problèmes et nos souffrances, réduit notre espace mental disponible pour tout le reste de notre vie (notamment pour les bonnes choses et les instants heureux). Et surtout, elle met en place de mauvais réflexes et de mauvaises habitudes: face à des difficultés, les ressasser, au lieu de les résoudre (même imparfaitement) ou de les tolérer en continuant malgré tout à vivre."
Mais surtout, de manière particulièrement didactique, il nous explique la différence entre rumination et réflexion:
- La rumination recherche des fautes, des erreurs, des coupables, qui doivent être critiqués ou punis. La réflexion, à l'inverse, recherche des solutions: comment faire maintenant?
- La rumination tend à amplifier le problème. La réflexion cherche à relativiser, à donner au problème son importance mais sans en rajouter.
- La rumination juge, la réflexion comprend.
- La rumination abuse des simplifications: tout ce qui m'arrive ne vient que d’une seule et même cause. La réflexion prend en compte la complexité du problème, sans pour autant s’y noyer: ce qui m'arrive est dû à telle cause, mais aussi à telle autre et aussi à cette 3è, cette 4è, etc.
- La rumination aborde les situations de manière générale et globale: il m'arrive un grand malheur! La réflexion fragmente le "malheur" en une succession de petits problèmes, facilitant ainsi leur résolution.
- La rumination cherche le pourquoi, dans le passé: pourquoi est-ce arrivé, pourquoi suis-je comme cela?… La réflexion est tournée vers le futur, cherchant le comment: comment faire, comment changer, comment éviter à l'avenir ce qui m'est arrivé?
- Au final, la rumination est centrée sur les problèmes, la réflexion sur les solutions.
Pour le Dr André, faire la distinction entre les deux nécessite de se poser 3 questions:
- depuis que je songe à ce problème, est-ce qu’une solution est apparue?
- depuis que je songe à ce problème, est-ce que je me sens mieux?
- depuis que je songe à ce problème, est-ce que j’y vois plus clair, est-ce que j’ai plus de recul?
Si la réponse honnête à ces trois questions est "non", alors c’est que je ne suis pas en train de réfléchir mais de ruminer.
Comment sortir de la rumination ?
Les états d'âme "naturels" sont l'expression de notre sensibilité: ils sont donc non seulement normaux, mais doivent surtout être préservés sous peine de se fermer totalement à notre environnement.
Les états d'âme "excessifs", en revanche, sont ceux qui sont mal régulés et conduisent au cercle vicieux de la rumination et ses conséquences.
Le travail va donc consister en une véritable régulation de ces états d'âme pathologiques.
Ce travail sur la régulation est un des piliers de l'équilibre intérieur et peut être mené de différentes manières:
- la tenue d'un journal intime, même si la pratique peut paraître désuète aujourd'hui, permet une véritable introspection: il faut pour cela s'astreindre à écrire les évènements vécus, mais surtout ce que l'on a ressenti, perçu, intégré, compris de ces évènements, et vers quels états d'âme cela nous conduit.
Il s'agit d'un travail de clarification qui a un effet thérapeutique avéré, même lorsque l'écriture ne prend que 5 à 10 minutes chaque jour: même si les problèmes ne sont pas résolus instantanément, même si le soulagement n'est pas immédiat, cela nous amène à davantage de clarté par rapport à nos états intérieurs, à dissiper la confusion qui règne autour des choses qui nous arrivent, et à trouver au final de vraies solutions aux problèmes que nous rencontrons.
Un des intérêts majeurs de l'écriture réside en effet dans le fait que l'on peut "penser" la rumination, mais on ne pourra pas l'écrire sans s'apercevoir immédiatement que les idées tournent en boucle de manière stérile.
- les techniques de méditation dite de "pleine conscience" [4], qui consistent à faire régulièrement des exercices pour poser son esprit ici et maintenant: plusieurs fois dans la journée.
Il faut arrêter de faire des choses et juste penser ce que nous sommes à l'instant présent, comment nous respirons, comment est notre corps, quels sont les sons que nous entendons, et surtout laisser et voir passer nos états d'âme en les notant.
Ces petits décrochages réguliers vont progressivement nous familiariser avec notre monde intérieur, en améliorer l'équilibre et diminuer le risque de rechute anxieuse.
Toutes ses techniques, qui ne font pas forcément appel à de la psychothérapie élaborée, sont largement développées dans le livre de Christophe André [3], et représentent la manière dont nous pouvons prendre soin de nous, équilibrer nos états d'âme de manière plus harmonieuse.
"Lorsque vous marchez, mangez et voyagez, soyez présents.
Sinon vous passerez à côté de la majeure partie de votre vie."
Bouddha
Alain SUPPINI
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